par Bruno Chauvel & Jean Philippe Guillemin
Les communautés adventices constituent d’un point de vue écologique la flore sauvage des milieux cultivés et sont à la base de chaines trophiques des agroécosystèmes. La place de ces espèces végétales dans la survie et le maintien de populations d’oiseaux et d’insectes des agrosystèmes est indéniable. A l’opposé, d’un point de vue agronomique, la présence de ces espèces non semées en trop fortes densités dans les parcelles cultivées peut constituer une gêne majeure pour les agriculteurs (baisse de production, qualité de la récolte, etc.). Si la gestion des communautés de mauvaises herbes est aujourd’hui réfléchie avec la prise en compte de ces deux rôles, cela n’a pas toujours été le cas comme le montre l’historique de l’utilisation des herbicides en France.
Le contrôle des mauvaises herbes a toujours constitué une part importante du travail dans les champs. Le désherbage réalisé dans les parcelles avait pour objectif de favoriser le développement de la culture et de limiter la production de semences adventices qui pouvaient compromettre la qualité de la récolte et être l’origine de futures fortes densités de ces plantes. L’activité de désherbage a été réalisée pendant des millénaires manuellement (Figure 1), puis à l’aide d’outils tractés tout d’abord par des animaux puis par des tracteurs à la suite de la première guerre mondiale.
Le désherbage à la main et par binage ou sarclage constituait un travail pénible qui nécessitait une main d’œuvre nombreuse, généralement des femmes et des enfants et qui se traduisait au final par un coût non négligeable pour l’agriculteur. D’un point de vue agronomique, la principale méthode de lutte a longtemps consisté à laisser reposer la parcelle par une période dite de « jachère » pendant laquelle la gestion de la flore était réalisée par exemple par les troupeaux. D’autres pratiques, comme l’épuration des semences cultivées, permettait de limiter en amont les densités de plantes adventices qui étaient re-semées dans les champs. Au début du XXe siècle, le développement du semis en ligne a permis la généralisation d’outil de désherbage tracté dont l’efficacité n’a cessé d’être améliorée au cours du temps (amélioration des semoirs, adaptation des dates de semis, écartement des lignes de semis, etc.).

Figure 1 : les désherbeurs, 1868. Jules Breton
Dans la recherche de solutions de plus en plus optimisées, l’utilisation de molécules herbicides (poison des plantes) s’est rapidement imposée comme étant la solution la plus efficace à un coût acceptable. Dès le début du XXe siècle, diverses molécules issues d’autres secteurs d’activité sont testées et les méthodologies d’utilisation rapidement diffusées dans les revues agricoles afin de répondre aux besoins des agriculteurs. A la fin du XXe siècle, de nombreuses molécules ont été mises sur le marché qui permettent de solutionner la quasi-totalité des problèmes rencontrés par les agriculteurs. C’est donc aujourd’hui une technique éprouvée ayant plus d’un siècle d’utilisation qui est remise en cause pour des raisons avérées d’impacts environnementaux, de réduction de la diversité des espèces cibles et non cibles (Leenhardt et al., 2022), de potentiels problèmes de santé humaine et aussi parfois de perte d’efficacité (résistance des mauvaises herbes aux molécules herbicides). Cette situation a conduit au retrait de substances actives sous l’égide de l’Union Européenne au début des années 2000. Ce retrait continue encore aujourd’hui avec des conséquences agronomiques et sociétales variables en fonction des cultures concernées.
Les substances minérales et autres molécules non organiques
Comme pour les maladies fongiques et les ravageurs, agronomes et agriculteurs ont tout d’abord testé un ensemble de substances minérales allant du fer au zinc jusqu’au mercure. Le sulfate de cuivre est la première molécule (1896) pour laquelle des tests d’efficacité ont été réalisés afin d’optimiser la dose en fonction des espèces visées et du stade de développement des plantes. Cependant le coût de cette méthode s’est révélé un obstacle à son développement. Dans le premier quart du XXe siècle, l'acide sulfurique et le sel marin ont été utilisés à plus grande échelle pour contrôler des fortes densités de dicotylédones telles que la moutarde des champs (Sinapis arvensis), une mauvaise herbe redoutée à l’époque. Dans le cas du sel marin (Figure 2), plus de 500 kg de sel par hectare semblaient permettre un contrôle acceptable d’un certain nombre d’espèces annuelles mais aussi d’espèces vivaces comme le liseron. L'acide sulfurique a été appliqué dans les années 1910 (méthode Rabaté). Utilisé en France jusque dans les années 1950, cette substance active a été testée dans le monde entier pour améliorer son utilisation et mieux définir son spectre d'action.

Figure 2 : Journal d’agriculture pratique (1930 – désherbage au sel marin)
La chimie de synthèse
Le produit commercial Sinox© (DNOC - 4,6-dinitro-ortho-cresol) (Figure 3) a été le premier herbicide d’origine organique. Développé en France en 1933, ce produit a fait l’objet d’une véritable campagne publicitaire et était conditionné pour traiter un demi-hectare pour en faciliter l'utilisation. Le succès de ce produit pour le contrôle des mauvaises herbes (dont la moutarde des champs (sanve)) dans les cultures de céréales est tel que la société Truffaut met en garde contre son utilisation excessive en particulier dans d’autres cultures.

Figure 3 : publicité (~ 1937) pour l’utilisation du produit Sinox© mettant en avant la facilité de manipulation et la surface à traiter. Le DNOC (famille des dinitrophénols) qui constitue la substance active de ce produit commercial issue de la chimie française, a été utilisée de 1933 à 1997 en particulier dans les céréales.
L’utilisation généralisée des produits de synthèse débute véritablement juste après la seconde guerre mondiale avec la mise sur le marché de produits d’origine anglo-saxonne qui vont s’imposer pour très longtemps. La mise sur le marché de ces molécules n’est pas simple à tracer car c’est seulement à partir de 1961 que l’Association de coordination technique agricole (ACTA) publie régulièrement un index phytosanitaire dans lequel figurent toutes les substances actives à activité phytosanitaire autorisées en France (Figure 4).

Figure 4 : désherbage à l’aide d’une substance active herbicide (certainement un colorant nitré) avec un matériel datant des années 1970. La protection des utilisateurs a mis du temps à se mettre en place (Maître - INRAE©)
D’un point de vue global, en tenant compte des nouvelles autorisations et des retraits, une augmentation régulière d'environ trois nouvelles substances actives par an a été observée entre 1960 et 1992 (Figure 5). Le nombre de substances actives est ensuite resté stable dans les années 1990. Au total, c’est au moins 234 molécules qui ont pu être utilisées comme « herbicide » en France depuis le début du XXe siècle (annexe 1). Le nombre maximum de substances actives disponibles une année donnée a été observé en 2002 avec 138 molécules ; le nombre important de molécules herbicide peut en partie s’expliquer par la forte diversité d’espèces cultivées sur le territoire français (métropole et territoires d’Outre-mer).
L’application de la réglementation européenne des pesticides (directive 91/414/CEE) s’est fait sentir à partir de 2003, période à partir de laquelle la diminution du nombre de substances actives disponibles a été observée (Figure 5). En 2022, l'offre en France est de 90 molécules et est équivalente à celle du milieu des années 1970.

Figure 5 : nombre de substances actives enregistrées en France entre 1913 et 2021 en tenant compte des autorisations et des retraits annuels. En rouge (l), la donnée de l’année 2003 marque l’effet de l’application de la réglementation européenne (directive 91/414/CEE). Toutes les substances actives sont énumérées à l'annexe 1.
Jusque dans les années 1990, le nombre de nouvelles substances actives autorisées était supérieur au nombre de celles retirées (Figure 6). Puis, à partir des années 1970, le nombre de nouvelles autorisations a diminué régulièrement, de façon un peu plus marquée depuis les années 2000. Seules huit nouvelles substances actives ont été enregistrées au cours de la dernière décennie.

Figure 6 : nombre de nouvelles substances actives « herbicide » autorisées (vert) et retirées (rouge) par période de dix ans en France.
Une substance active herbicide est utilisée en moyenne 27 années (de 2 à 77 ans) et 24 molécules ont été utilisées pendant plus de 50 ans. Deux d’entre-elles - le 2,4-D et le 2,4-MCPA - sont régulièrement utilisées depuis plus de 75 ans. La durée d'utilisation d’une substance active est liée à plusieurs caractéristiques : son efficacité, sa facilité d’utilisation, l’absence d’importants développements de résistance et de faibles niveaux de présence dans les eaux souterraines. L’efficacité des molécules herbicides est liée à des modes d’action qui touchent des fonctions essentielles de la physiologie des espèces adventices : division cellulaire, photosynthèse, synthèse des lipides par exemple. Au total, 27 modes d’action ont été recensés en France mais là aussi la diversité des modes d’action diminue (22 en 2002 puis 16 en 2022). Le dernier nouveau mode d’action a été autorisé en 1994 ce qui est signe supplémentaire de la difficulté de trouver de nouvelles solutions chimiques.
Des résistances de plus en plus nombreuses
La résistance aux herbicides a été observée pour la première fois en France en 1978 chez le chénopode blanc (Chenopodium album) avec une résistance chloroplastique concernant la famille des triazines. Les premières plantes résistantes dans les céréales ont été identifiées une décennie plus tard, principalement chez des graminées adventices. En France, 22 taxons d'adventices résistants à six modes d'action ont été identifiés à ce jour, avec différents niveaux d'importance agronomique (R4P, 2018). Le retrait potentiel de certaines substances actives non concernées par une résistance est devenu une préoccupation majeure des agriculteurs.
Quel devenir pour les herbicides ?
L’utilisation intensive de pesticides, dont celles des herbicides, est aujourd'hui remise en cause par une grande partie de la société. L'utilisation intensive des herbicides en France depuis les années 1960 a eu de nombreuses conséquences sur l'environnement (contamination de l'eau), sur la biodiversité dans les milieux liés aux champs cultivés (Leenhart et al. 2002).
Parmi les substances actives herbicides, l'utilisation du glyphosate est aujourd'hui largement remise en cause par une grande partie de la société française. Cette molécule est un symbole de l'agriculture intensive et est rejetée en raison de ses effets potentiels sur la santé. Avec plus de 8 000 tonnes an-1 utilisées en France sur la période 2018-2020 (Ministère de la Transition Écologique, 2021), cette molécule est devenue un emblème de la lutte contre les pesticides, au point que le débat, très politisé, laisse peu de place aux données et arguments scientifiques. Toutes les exploitations de l'institut de recherche INRAE et des écoles d'agriculture d'État ont supprimé ou sont sur le point de se passer de cette molécule.
Le biocontrôle n'a pas connu pour le moment de développement efficace dans le domaine du désherbage. Les bioherbicides pourraient néanmoins en partie offrir une alternative aux herbicides de synthèse et présentent un certain nombre davantages potentiels tels qu'une dégradation rapide dans l'environnement. Malgré les efforts pour identifier des bioherbicides efficaces, seules trois solutions (acide pélargonique, acide acétique et acide caprylique) sont actuellement sur le marché.
Quel désherbage pour demain ?
Si le désherbage mécanique et les autres nouvelles techniques de désherbage (robot désherbeur, électricité, laser, molécules naturelles) ne s'avèrent pas suffisamment efficaces dans certaines situations agronomiques, est-il envisageable de conserver certaines molécules de synthèse ? Si cela était le cas, sur quels critères se feraient les choix de conserver telles ou telles molécules ? En effet les conséquences à court, moyen et long termes sur l’environnement, la diversité biologique et la santé sont encore mal connues. Pour certaines molécules de synthèse comme le glyphosate, la question semblerait tranchée (du moins en France). Par contre, rien n'est encore clairement explicité pour les autres molécules herbicides de synthèse même s’il existe une volonté affichée de ne plus utiliser ces molécules dans un avenir proche.
Les premières molécules herbicides ont été utilisées il y a plus de 120 ans. Si l’idée d’épandre une solution herbicide est ancienne, elle n’est pas abandonnée comme le montre l’intensité des travaux de recherche sur les molécules biologiques. Le désherbage chimique avec des molécules de synthèse aura été utilisé avec un véritable succès agronomique comme un moyen majeur de gestion de la flore adventice pendant plus de 70 ans. Les effets du changement climatique sur la dynamique des communautés de mauvaises herbes ou sur le développement de nouvelles espèces adventices, mais aussi le contexte politique et social influencera aussi les futures décisions politiques sur l’utilisation des produits phytopharmaceutiques de synthèse en France et en Europe.
Auteurs: Bruno Chauvel & Jean Philippe Guillemin
UMR Agroécologie INRAE, Institut Agro Dijon
Edité pour la mise en ligne par Arno Germond
Cette communication est issue de la publication scientifique ci-dessous :
Chauvel B., Gauvrit C., Guillemin J-P. 2022. From sea salt to glyphosate salt: a history of herbicide use in France. Special Issue: Seventy-five years of synthetic herbicide use in agriculture: Will there be 100? Advances in Weed Science, 40(Spec1):e020220015. https://doi.org/10.51694/AdvWeedSci/2022;40:seventy-five008
Références de base :
De nombreuses références sont disponibles dans l’article publié dans la revue Advances in Weed Science.
· ACTA Index Phytosanitaire. 1961-2021. Ministère de l’Agriculture et de l’Alimentation. Paris. Les Instituts Techniques Agricoles.
· Herbicide Resistance Action Committee (HRAC). 2002. https://hracglobal.com/
· Leenhardt S. (coord.), Laure Mamy (coord.), Stéphane Pesce (coord.), Wilfried Sanchez (coord.), et al. 2022. Impacts des produits phytopharmaceutiques sur la biodiversité et les services écosystémiques, Synthèse du rapport d’ESCo, INRAE - Ifremer (France), 136 pages.
· Ministère de la Transition Écologique. 2021. https://www.ecologie.gouv.fr/sortie-du-glyphosate
Réseau de Réflexion et de Recherche sur la Résistance aux Pesticide (R4P). 2018. https://www.r4p-inra.fr/fr/home/
Annexe 1 – substances actives, modes d’action (source HRAC) et familles chimiques des molécules utilisées en France. Début : première année d’utilisation ; Fin : année de retrait (source Index Acta). De 1913 à 1955, puis de 2000 à aujourd'hui.

